Les Voutes de Paris, 10 rue
Servandoni.
Vaguement occupé à préparer
la réception qui aura lieu ce soir dans les lieux, je les observe du coin de
l’œil. Lui à gauche de la salle, avachi sur son fauteuil, le bras négligemment posé
sur l’accoudoir, à se frotter doucement la pulpe des doigts comme s’il se
jouait d’un stylo invisible. Elle, plus près de moi à droite, quelque peu
mal-à-l’aise, feuilletant un magazine et jetant de furtifs coup d’œil dans la
direction de l’homme. L’homme avec le stylo
invisible, c’est Djian, le romancier. 37,2
le matin : roman de jeunesse, un cristal, une pépite, l’histoire d’un
amour fou, physique, absolu, une écriture distante et puissante, juste et
précise qui d’une phrase, vous arrache une émotion et la jette à la mer. Et maintenant
nage ! impose Djian. Il déroule des lignes, les tends à l’extrême comme
des cordes sur lesquels se promènent ses funambules : Zorg, Betty. L’écrivain
reste en bout de corde tandis que le lecteur les regarde avancer, se bousculer,
sauter de fil en fil, se poursuivre. On perd l’équilibre mais non, Djian tisse ses lignes et nous offre un
hamac : on baise. Que dire que la chute ? Rien. Juste avaler la boule
qu’il vient de nous envoyer en travers de la gorge. Mise en Bouche, Impardonnables : derniers romans, il leur reste
cette écriture précise et puissante, une âpreté, un regard brut, sans
concession et que j’aime et qui bouscule, finalement, il reste même la
profondeur des personnages et la tendresse toujours bien camouflée entre deux chapitres ;
mais que reste-t-il de folie, d’intensité ? Manqueraient-ils simplement du
goût de la vie ? Car au milieu des désillusions, il y a ça aussi : le
goût de la vie, fût-il
seulement sous la forme d’un silence, ce même silence qui pour Zorg « ressemblait
à une pluie de paillettes tombant sur une tartine de colle »…
La femme avec le magazine,
elle c’est Gavalda. Je l’aimais :
roman simple, bien écrit, plus profond qu’il n’en a l’air. Mérite-t-elle son
succès ? Pas à mon goût. Pourtant moi aussi je les ai aimés son vieux et
sa jeune divorcée un peu flétrie… Il fallait oser la rencontre beau-père/bru,
et rien que pour ça, rien que pour cet angle peu commun, je lui tire mon
chapeau. Pour la dialectique aussi, et pour les notes de douceur savamment
distillées. L’air de rien, elle esquisse ses portraits et tout doucement, les
visages apparaissent, les caractères émergents ; ils sont là, près de
nous. Le style, assez lisse, se prête à merveille à une lecture intérieure mais
peu lasser rapidement. Du reste de son œuvre, je connais uniquement je voudrais que quelqu’un m’attende quelque
part au titre trop long et qui ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. Ceci-dit,
c’est un peu maigre pour se faire un avis.
La semaine dernière, en
apprenant que les deux auteurs allaient se voir interviewer dans nos locaux, j’ai
cherché à glaner quelques critiques ici et là.
Monsieur serait donc estampillé
Beat Generation. On le dit auteur à style. Soit. Les étiquettes, après tout
c’est bien utile pour acheter comme pour vendre non ? Et le sentiment
d’appartenance à un groupe, c’est bien pratique pour se retrancher derrière quand
la critique fait rage… Son Stratégie d’éditeur ou comportement de consommation,
peu importe, moi les étiquettes ça me gave. « Mais moi, je ne
revendique rien de tout cela. Je ne représente rien ni personne, je
n'appartiens à aucune école. Je fais simplement mon travail d'écrivain » répond-il – Et ça vraiment, je
préfère.
Madame ? Plus difficile
à classifier apparemment. Pas de style très marqué. Parfois comparée à Sagan
(jamais lu), par d’autres à Philippe Delerm (je trouve pas), souvent à Marc
Levy (moins doué pour les portraits quand même). On l’associe également à une littérature de
loisirs comme ce dernier, Guillaume Musso ou Katherine Pancol. « Subtilité »,
« finesse » scandent ses admirateurs, « contemporaine »,
« facile à lire» en disent les sans-opinions, « creuse »,
« fade » jugent ses détracteurs. Qu’elle ne puisse se réfugier dans
aucune grotte littéraire en revanche me plait bien. Et qu’elle ne puisse faire
une interview sans parler de Djian me surprend.Le fait qu’elle vénère Djian
pourrait-elle expliquer la raison de son anxiété ? Maintenant parvenue à la
dernière page de son magazine, elle le feuillète à rebours. Genoux serrés,
mince, dos droit, nez fin, élégante. Chic, trop chic pour moi. Un petit côté British.
Elle me regarde. Je souris. Là, elle a carrément l’air désespérée. Pas envie de
faire d’effort ce matin, je fais comme si je ne comprenais pas et poursuis -
imperturbable - le polissage des couverts. Djian commence à manipuler nerveusement son mobile. Pas très sympathique
le mec, mais une présence, une authenticité. Du charisme. Un type qui a l’air
d’en avoir. Du fric aussi, des couilles surtout. En principe, je n’aime pas trop
les petit-bourgeois reconvertis bohèmes. Il y a chez ces gens-là un sentiment
d’infériorité recouvert d’arrogance qui détrompe vite sur la liberté qu’ils
revendiquent. Au fond, ils se seraient voulus partis de rien et arriver ailleurs.
Partir de beaucoup et arriver où ils sont ne leur suffit pas. Ils se disent
libres mais on ne les sent pas vraiment heureux, cherchant à travers des
concepts de vie, des principes illusoires, ce petit quelque chose qui les
fascine mais qu’ils ne parviennent pas à attraper. Ce petit quelque chose qui
se trouve en soi, mais qu’ils cherchent chez l’autre. Je repense un moment à ses
mots à lui : "Ne t’occupe pas de ce
qu’on écrit sur toi, que ce soit bon ou mauvais. Evite les endroits où l’on
parle de livres. N’écoute personne. Si quelqu’un se penche sur ton épaule,
bondis et frappe-le au visage. Ne tiens pas de discours sur ton travail, il n’y
a rien à en dire. Ne te demande par pour quoi ni pour qui tu écris mais
pense que chacune de tes phrases pourrait être la dernière" (Lent
Dehors). Et je me dis, que fatalement ce mec là, il ne peut être de
ceux-là.
Bonjour pardonnez le retard… collègue
accident… prévenir ? Oui, non, euh… essayé… Bafouillage du journaliste. Bon
sang, comment peut-il oser un coup pareil ? Le plan est si mal préparé que
je réprime un rire. Djian est vert et Gavalda clignote entre gris et rose. En
gros, deux journalistes du même canard devaient interviewer chacun un des
auteurs dans des salons séparés, mais là on a plus qu’un journaliste et deux
auteurs… Quelle poisse tout de même ! Le petit jeune se défend bien, entre
un Djian en bonne voie d’implosion et une Gavalda terrorisée à la limite du
pipi intempestif. « A gauche sous l’arcade » je lui indique.
Impossible de ne pas remarquer qu’elle commence méchamment à se tortiller. Son absence permet aux deux
hommes de converser librement. Djian balance deux ou trois
« connards », l’autre la joue grand sentimental : Anna est dans
une mauvaise passe… un proche décédé hier … (silence grave)… mort brutale… (silence
bis)… petite dépression (enchainement rapide). Vous (appuyé) son écrivain
favori (larmoyant)… Bref, ça dure trois minutes.
Finalement, retournement de
situation. J’ai du mal à y croire, pourtant Djian se rassoit et accepte
l’interview commune avec simple mise en demeure de torcher ça vite fait bien
fait.
A la sortie des toilettes, le
gnome intercepte Anna Gavalda pour lui faire part des délibérations - discours
sucré - et lui glisser une parole aimable sur la mort de son chat. C’est fou ce
qu’on peut s’attacher à ces petites bêtes tout de même.« Djibril, ça sonne à
l’accueil ! » me murmure le gérant avant d’aller saluer ses hôtes. De
mauvaise grâce mais dans un parfait sourire commercial, je m’exécute.
Finalement, ce sont seulement des touristes qui voudraient visiter nos caves.
Je les éconduis poliment : pas de visites en présence de clients, c’est
une règle. Du haut des escaliers, ce ne sont plus que des bribes d’interview qui
me parviennent. Similitudes de leurs vies respectives : petite
bourgeoisie, fratrie, et tutti quanti. Univers réciproques. Ambiance détendue.
- Simplicité, humanité, écriture
épurée, peu d’effets littéraires, d’indéniables talents pour les portraits… égrène
le journaliste.
Finalement, d’un point de vue
stylistique, c’est vrai qu’ils ont plus de points communs qu’on pourrait le
croire. Djian se crispe un peu mais tient bon la barre.
Les références littéraires
maintenant. Sensiblement les mêmes puisque la petite nouvelle du cénacle a
calqué ses lectures sur son mentor : Carver, Brautigan, Kérouac, Salinger,
Céline… Le courant passe. Etonnant mais chiant, chiant, ça devient chiant là… - Le sexe est très présent
dans le style Djian et on peut dire qu’il l’est assez peu dans le vôtre, chère
Anna (sourire complice du journaliste)… Est-ce par choix, par pudeur ?
- Par pudeur je pense.
Sûrement un héritage de mon éducation. Je peine encore à prendre certains
risques.
- Est-ce que finalement ce
qui vous sépare le plus, n’est-ce pas simplement la prise de risque ? Le
cru, l’extrême, un franc-parler, une certaine âpreté, des personnages plus
marqués…
Je jette un œil discret en
bas de l’escalier. Gavalda rougit. Djian semble amusé.
- Vous voulez dire que je ferais
du Djian aux couleurs pastel ?
- Ca vous déplairait ?
- Vous plaisantez ?!…
Une heure plus tard…
« Djibril, va me sortir
les deux excités du chiotte n°2, ils font trop de bruit, ! »